« Can you stay strong, can you go on ?
Don't waste your whole life trying
To get back what was taken away »
A travers les barreaux de mon lit d'enfant, j'ai vu sa main saisir le flingue posé sur la table.
Avec mes yeux d'enfant - la table juste en face de lui, juste en face de moi.
Que ressent-on, en sentant le poids d'un engin de mort dans sa main ?
Il a mit un temps fou à tirer, ses doigts glissaient sur la détente.
Peut-être qu'il comptait.
Peut-être qu'il tremblait.
Je ne sais pas.
#FLASH#
Il n'y a pas grand chose, au fond, dont je me souvienne. Ma vie entière a été engloutie dans quelque chose de flou, de vague. Mais les seuls souvenirs que j'ai sont vraiment précis. Je me souviens de chaque détail ; la moindre couleur, la moindre parole, le moindre acte. Je ne sais pas comment une image peut-être aussi forte ni aussi précise. Je veux juste oublier, m'enfuir et me cacher. Qu'on ne me retrouve jamais, plus jamais.
Le premier souvenir, c'est la mort de mon père.
Le deuxième, un moment furtif durant lequel ma mère me parlait d'argent - d'autres souvenirs se raccrochent à celui-ci, ceux où elle me présente un homme différent à chaque fois.
Le troisième a l'odeur de médicaments et de maladie ; je revois mes mains agrippant le lavabo, je sens encore mes convulsions.
Le quatrième est vraiment précis - c'est le moment ou l'ont m'a annoncé qu'elle était morte. Les jours, les semaines, les mois où je suis restée immobile sur une chaise de l'hôpital à l'attendre sont dans le flou, donc ils ne comptent pas.
Le cinquième est le jour où j'ai baissé les yeux pour m'apercevoir que la douleur qui paralysait mon corps venait de la balle qui était logée dans mon bras.
Le souvenir suivant, c'est celui ou j'ai compris que les émotions que je ressentais n'étaient pas forcément les miennes, et ou le médecin a eu un air peiné.
Le dernier, c'est le bateau.
Point. Fini. Stop. C'est beaucoup, sept souvenirs ?
« Oh, waves of time
Seem to wash away the scenes of our crimes
For you this never ends »
La mort de mon père, j'en ai déjà parlé. Le plus froidement possible, pour éviter de pleurer. Un cœur fragile ne sert à rien, ici. Ça, je le sais. Donc je le cache, et c'est plus simple pour m'en sortir.
Je devais avoir deux ans. Il devait en avoir marre que maman le trompe.
C'est une habitude, chez elle - cet air qu'elle prend quand un homme est dans la salle, la façon dont elle balance ses hanches en marchant, ce sourire en coin qui incite à la suivre, les positions provocantes dans lesquelles elle se met constamment, sa voix qui rappelle un miaulement. Je pourrais citer encore bien des choses, mais je trouve cette situation plutôt malsaine. Ma mère est malsaine. Je crois qu'il n'en pouvait plus, mon père. Il était totalement dépassé par les évènement. Elle passait sous son nez, la main d'un autre homme sur l'épaule, et tout les deux marchaient en riant jusqu'à la chambre. La chambre ou elle dormait toujours avec mon père, pourtant.
Lui, il était passif, il se taisait. Il la fixait du regard, jusqu'au bout du couloir, comme pour se faire encore plus de mal. Il se demandait probablement
« Qu'est-ce que ma vie est devenue ? Comment peut-on en arriver là ? ». Il se souvenait alors que c'était pire : que cette femme profitait de tout son argent, le dilapidant dans toutes sortes de soirées. Peut-être qu'il me voyait, parfois, sachant à peine marcher, dans un coin de la pièce. Il devait se demander quel genre d'avenir j'allais avoir, dans cette maison dorée mais remplie de tristesse.
Peut-être qu'il a décidé de m'achever définitivement, en allant dans ma chambre pour se tirer une balle dans la tête.
La chose la plus marquante, c'est le bruit que son corps a fait en tombant.
« She's saying I'm on the run
I'm chasing guys for fun (...)
Consequences are a lot, but hey
That's the way it, that's the way things go »
_ Kanon, je te présente Hiro, fait-elle d'une voix mielleuse.
Elle s'accroche au bras de l'homme comme s'il allait partir en courant. A en juger par son expression, il n'a pourtant aucune intention de partir.
_ Enchantée, c'est un très beau prénom, dis-je rapidement.
Je sors de la maison tandis qu'ils vont vers la chambre. Je traine dans les rues. Et je le fais souvent, souvent.
_ Kanon, je te présente Kizaru.Je ne regarde même pas à quoi il ressemble, continue ce que je suis en train de faire.
_ Enchantée, c'est un très beau prénom.Et je laisse leurs pas s'éloigner, tout simplement.
Je n'aime pas particulièrement ma mère. Je ne la déteste pas. Elle me dégoûte parfois, mais c'est tout. C'est à peu près la seule chose que je suis capable de ressentir pour elle. Je me dit que plus tard, je ne serais pas comme elle. Je ferais attention aux vies qui m'entourent, j'essaierai de ne blesser personne. Et je ne m'accrocherai pas au bras de tous ceux qui passent.
~~~~
En levant les yeux, ma mère me répondait qu'elle devait bien trouver un moyen de s'amuser. Elle disait que la maison était très grande mais très vide, et donc qu'elle s'ennuyait. Que comme elle ne travaillait pas parce que nous avions déjà suffisamment d'argent, elle n'avait que ça à faire de ses journées tout comme de ses nuits - trouver de nouvelles personnes, qu'elle pourrait jeter quelques heures plus tard. A croire que laisser quelqu'un sur le côté lui donnait une certaine joie, une certaine satisfaction. A croire qu'elle tenait un registre et qu'à la fin, elle aurait une médaille.
_ Regarde autour de toi. Tu ne vois pas tout ce que nous avons ? Tu n'auras jamais besoin de travailler non plus. Apprends à t'occuper un peu, comme moi. Trouves-toi une passion. Cette idée ne te plait pas ? Faire ce que tu veux, quand tu veux. Non ?L'idée me plaisait assez, dans le fond.
« How it mattered to me,
And the consequences.
I was confused
Baby... did you forget to take your meds ? »
Le reflet dans le miroir n'est plus le mien. Vraiment plus. Je le vois, je le promets, je le jure.
Cette fille squelettique avec d’énormes cernes n'est pas moi. Vraiment pas moi.
J'entends les gémissements de ma mère d'ici. Je ne les supporte plus. C'est dégueulasse. Je mets la musique, je monte le son. Grincements de guitares, hurlements, battements répétitifs. La salle de bain est plongée dans le noir, je suis assise sur le bord froid de la baignoire. Elle est vide. Comme à peu près tout dans cet endroit. La seule lumière qui je vois provient de la lune, blafarde, qui se déverse de l'unique fenêtre. Comme toutes les nuits, j'ouvre le placard, je prends la boite.
Au bout de quelques pilules, ma tête tourne. Les murs blancs font la fête, le chanteur a pris de l'hélium, la baignoire déborde, la salle de bain est devenue une salle de réception. Je ne suis plus seule, c'est agréable. Je ne sais pas que je suis allongée par terre, que je suis tombée. Je ne sais pas que je tremble, que je convulse. Peut-être que je l'ai remarqué, au fond, mais je ne veux pas me dire que cette réalité est la mienne. Peut-on tomber aussi bas ?
J'attends que le calme revienne, je me concentre sur les paroles
"Baby... did you forget to take your meds ?".
Lorsque la chanson se termine, il n'y a plus que le silence.
« It doesn't hurt me.
Do you want to feel how it feels ?
Do you want to know that it doesn't hurt me ? »
Je ne pense plus à rien, je ne fais plus rien. Je regarde juste devant moi, le mur blanc de l'hôpital.
"Elle va se réveiller. Dites-moi que oui." Je me rappelle que c'est ce que je pensais sur le moment.
Pourtant, je ne sais pas exactement qui est cette fille. Le flou l'a mangée, elle aussi. Je sais que je l'aime énorme ment, que je ne veux pas qu'elle parte. Une amie, probablement. C'est triste, de tout oublier de cette façon. De n'avoir que quelques moments. J'aimerais pouvoir refaire toute ma vie en pensées, chaque fois que je m'ennuie, grâce aux souvenirs que j'en ai. Ce n'est pas possible.
J'attendais qu'un médecin vienne m'annoncer qu'elle allait se réveiller, bientôt. Cette pensée m'obsédait, rien d'autre ne comptait.
En observant la ligne, j'ai compris. J'avais l'impression d'avoir été jusque là bercée par les battements de son cœur ; je ne les entendais plus. Des gens sont arrivés, gesticulant, s'activant, criant. Je me suis alors brièvement souvenue de tout ce que j'avais vécu avec cette fille, la seule personne que j'aimais réellement. Comme ça, en un flash, tout ce qui la concernait est revenu. Je ne veux pas qu'elle parte.
Au téléphone, on m'a simplement dit que la voiture avait percuté un camion. On ne m'a pas dit qu'elle allait mourir. Je n'étais pas vraiment préparée. Je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime.
Sans bouger, sans parler, sans respirer, j'ai continué a fixer le mur blanc. Des larmes ont coulé sur mes joues ; elles étaient les seules a être vivantes.
Voilà de quelle manière on perd son seul ami, je me suis dit.
« I'm already dead,
However I was saved with the rock
HEY GOD !
Are you ready ? »
Le début, c'était quand même papa. Il me manque plus que je ne le montre. Je suis persuadée qu'il était un homme bien. Pas comme ma salope de mère.
Ce jour-là, elle est passée à côté de moi sans vraiment me regarder. J'ai encore dit qu'il avait un beau prénom, mais je ne me souviens plus duquel il s'agissait. Et puis je suis allée m'asseoir devant la même table que papa. J'ai ressorti l'arme du tiroir, peu avant. Elle y était restée car maman voulait la garder en souvenir. Je ne sais pas exactement de quel souvenir il s'agit, je ne suis pas douée avec ça.
Depuis le temps que je me demandais ce qu'il avait ressenti, s'il fallait du courage ; j'allais enfin obtenir les réponses à mes questions. D'une certaine manière, j'étais rassurée. Méthodiquement, je me suis demandé dans quelle partie du corps je pouvais tirer pour souffrir suffisamment sans mourir et sans faire trop de dégâts. Le bras gauche paraissait la meilleure solution, étant donné que j'étais droitière. Plus pratique pour tenir le flingue, plus pratique pour se rétablir après. Raisonnement simple.
J'ai compté jusqu'à douze, j'ai retenu un cri, j'ai dégusté la douleur lancinante.
« It's all inside your head
All ripping it up in shreds
I know someday you're gonna fall »
Je ne sais pas d'où viennent toutes ses douleurs. J'ai l'étrange sensation qu'elles ne sont pas les miennes. Parfois, alors que je reste assise sur le sofa, transie d'un profond ennui, j'ai l'impression que je ne suis pas seule. Ce corps n'est peut-être pas seulement mon corps, ou quelque chose comme ça. Je ne dois pas être l'unique personne a m'en servir, à l'utiliser ; voilà une autre chose que je pense.
Une petite douleur, au niveau d'un doigt par exemple, comme si je m'étais coupée. Et pourtant, je n'ai rien, pas la moindre trace. Pas de cicatrice, pas de sang. Juste la douleur.
Parfois, c'est l'inverse, le bonheur, un bonheur total. Et je sais que ça non plus, ça ne vient pas de moi. Les seules choses qui m'apportent un peu de consolation sont les médicaments. Je n'ai habituellement rien d'autre, pas de bonheur intense, non.
C'est à cause de cette histoire de corps qui n'est plus le mien que je me suis retrouvée chez le médecin.
Il était en face, de l'autre côté du bureau. J'étais seule avec lui dans la pièce, il faisait mine de regarder des papiers. Ce gars, je le connais depuis des années maintenant, depuis que je suis toute petite, une gamine. Quand j'étais enfant, il avait recommandé à ma mère de mon confier à un psychologue, pour m'apporter un "soutient", pour que je puisse "me remettre correctement et faire mon deuil". Enfant, on a pas de deuil à faire. C'est après. Mais après, le médecin avait changé. Quelque chose dans sa vie, je ne sais pas quoi ; sa façon d'être à changé. Après, je n'ai plus eu qu'à dire que j'avais mal à la tête, au ventre, n'importe où, et il me prescrivait tout ce que je voulais. Tout simplement. Moi, je n'avais besoin de rien d'autre qu'un médecin traitant compréhensif comme lui.
Ce jour-là, son visage c'est décomposé en un air triste. Il devait bien m'aimer, certainement. Il devait être rassuré de voir que j'étais plus malheureuse que lui et que j'étais tombée plus bas ; ainsi, il continuait donc ses prescriptions.
Il devait bien m'aimer, mais il me l'a quand même dit.
"- Je suis profondément désolé, Kanon. Tu devras trouver un autre médecin pour tes médicaments, là-bas.
- Là-bas, c'est où ?
- J'espère que tu vivras bien."Lui-même n'avait aucune idée de où était ce "là-bas", de comment on y allait, ni même exactement pourquoi. Il n'avait entendu que de vagues rumeurs, des trucs assez effrayants, basta. Il ne savait pas ce qu'on y faisait, quel en était le but. Il ne savait même pas si c'était une sorte d'association, ou plutôt quelque chose tirant vers la secte. Y avait-il un quelconque lien avec le gouvernement ? Était-ce comme un autre monde, avec sa hiérarchie propre ? Il savait seulement que ses patients ne revenaient pas.
J'ai pris mon sac, posé sur l'autre chaise, et je suis partie en ne laissant qu'un simple "au revoir".
« Can you leave it all behind ?
Can you leave it all behind ?
Cause you can't go back
You can't go back »
Ça ne m'a absolument rien fait de lui dire au revoir.
Je me dis que cette femme ne m'a rien apporté. Même si elle est ma mère.
Nous sommes restées l'une devant l'autre, à nous regarder droit dans les yeux, à s'observer. Elle a les mêmes traits que moi, des traits doux. Au plutôt, j'ai les mêmes qu'elle. Elle était là avant moi, je lui ressemble.
Aucune de nous deux n'a prononcé un mot. Il n'y en avait pas besoin. J'ai compris, en quelques instants, que j'aurais voulu la connaitre, la comprendre. Que les scènes que l'on voit dans les films, celles où la mère lit un livre à son enfant, celles où elle le relève et le console après une chute ; j'ai compris que toutes ces scènes me manquaient. Je pars avec des regrets. Je pars en me disant que je suis passée à côté du vrai si longtemps, que je n'ai rien vu, que j'ai échoué. Elle ne m'a jamais tendu la main, mais je ne lui ai pas tendu la mienne non plus.
"- Au revoir, maman ?"Elle n'a pas répondu, mais son regard était doux.
Je me suis retournée, et je suis partie, pour aller à l'adresse que le médecin m'avait indiquée. Je ne sais pas pourquoi j'y allais, mais je savais que je n'allais pas revenir. Ça oui, je le pressentais.
D'une démarche rapide, je me suis éloignée de la rue et de la grande maison de mon enfance. Là où mes souvenirs étaient. De tristes souvenirs. Je ne me suis pas retournée, pas une seule fois. Mais j'ai pensé que mes pieds ne fouleraient plus jamais ce sol.
J'ai tourné dans des tas d'autres rues, avant de ralentir enfin.
Avant de ralentir, de lever les yeux au ciel, et de pleurer.
Juste une larme froide et solitaire, la seule que je me suis autorisée.
~~~~
Bien plus tard, dans ce bateau, j'ai encore levé les yeux au ciel. Il était magnifique, clair par endroits, sombre à d'autres, rempli de multiples teintes. Les nuages bougeaient, je les suivais du regard. Puis j'ai baissé les yeux sur la mer. Elle était belle aussi, scintillante sous le soleil, s'étendant jusqu'à l'horizon, immense. Il faisait beau mais froid, et même malgré le vent, je suis restée là, tout près du bord. J'ai fermé les yeux, sentant chaque parfum, entendant chaque bruit.
J'ai eu l'impression que ma mémoire revenait, doucement, petit à petit. Les sensations semblaient mieux se fixer, mieux rester. A l'autre bout du bateau, loin de moi, des gens pleuraient. Ils quittaient ceux qu'ils aimaient. J'imagine la douleur que ce doit être. Je me rappelle du jour où mon amie est morte, ou les battements de son cœur se sont arrêtés ; j'aimerais qu'elle soit avec moi, aujourd'hui. Même si je sais que cela n'arrivera plus.
Je ne sais pas exactement où je vais, mais cet endroit sera toujours mieux.
Je pourrais y être plus heureuse, sans attache, libre.